Les MOOC[1],
cours en ligne massivement multi apprenants, destinés à tout un chacun pourvu
qu’il dispose d’une connexion à internet, ont vu le jour de manière
significative aux États-Unis il y a un peu plus d’un an. Le concept existe toutefois depuis 2000[2].
Aujourd’hui, trois acteurs clés américains portent cette nouvelle offre gratuite
d’éducation en ligne : Coursera, EdX, Udacity. Chacun met en scène de
prestigieuses institutions dont la notoriété est mondiale : MIT, Harvard,
Stanford, Berkeley…On devrait plutôt dire met en scène des enseignants « stars » qui présentent leur
cours sur une scène comme s’il s’agissait d’une « TED conference »[3].
Est-ce
une révolution ? Pour des raisons pas toujours
explicites, certains l’affirment haut et fort avec passion. D’autres, plus nuancés,
considèrent qu’il s’agit d’un prolongement naturel du e-learning à la
différence que la diffusion des cours est massive comme si le monde était
désormais devenu un amphithéâtre pour tous. Il s’agirait donc plutôt d’une évolution qui, à la regarder de près,
répond aux conditions spécifiques de l’enseignement supérieur aux États-Unis conçu,
à certains égards, comme un « business » à part entière : places
limitées, sélection rude à l’entrée, extrême cherté d’accès, compétition accrue
entre étudiants. Quand on a la chance d’être un étudiant élu, on s’endette pour
la vie et on n’est pas sûr de pouvoir rembourser l’intégralité des sommes
empruntées. S’agit-il d’une prochaine
bulle financière ?[4]
Dans tous les cas le système actuel n’offre pas de garanties solides quand à
l’égalité des chances d’accès aux études supérieures alors que beaucoup
aimeraient avoir le niveau d’employabilité requis pour gagner sa vie,
simplement. Il n’est donc pas étonnant que l’émergence d’acteurs « numériques »
promouvant la gratuité d’accès aux savoirs et à la connaissance prenne
racine de l’autre côté de l’Atlantique.
Rendue visible à grand
renfort de publicité - Coursera a levé 22M de $ en 2012[5]
-, cette évolution du e-learning fait bien entendu peur à beaucoup mais procure
par ailleurs une grande excitation. Elle peut même susciter une certaine
fascination : le monde académique entier a les yeux braqués sur les
plateformes américaines et s’active. Panique à bord. Dans la course qui
consiste à attirer les meilleurs étudiants du monde, beaucoup d’Universités et
de Grandes Écoles tentent désormais de concevoir des MOOC au plus vite et de
les proposer à Coursera ou EdX qui font leur marché – et leur beurre - en ne sélectionnant
que les établissements à forte notoriété. En France, Polytechnique présentera
trois cours sur Coursera en octobre 2013[6].
L’arrivée de ces acteurs
mondiaux sur le marché des cours en ligne constitue en effet une contingence
extérieure forte qui pèse sur le monde de l’Éducation et de la Formation, en
particulier sur le monde académique dont on sait qu’il accuse un certain retard
du point de vue de la formation à distance. Cette contingence a toutefois des aspects positifs puisqu’elle oblige à
se poser des questions. On pourrait dire à se re-poser les questions que le
e-learning avait déjà soulevées il y a une vingtaine d’année lors de son
avènement. Certains experts, comme Christine Vaufrey, ne s’y trompent
d’ailleurs pas : « Toutes les
questions posées autour des MOOC ont déjà été posées lors de la création du
e-learning : diplômes au rabais, besoin de formation des enseignants, formation
pour les pauvres en Afrique, besoin d'une stratégie nationale, considérer la
communauté des apprenants, développer une approche socioconstructiviste où
l'animation et l’accompagnement serait préférable à l’enseignement…[7] ».
Ces questions ont donc l’avantage de réinterroger les pratiques et les
perspectives du e-learning. Ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi, loin
s’en faut, puisque, à titre d’exemple, le taux de rétention d’un MOOC s’avère
proche sinon moins important qu’un cours en ligne classique [8] :
entre 8% et 10% d’apprenants vont au bout du processus. La solitude du e-learner, pas toujours en mesure de mobiliser
l’autonomie et l’auto-organisation nécessaires au suivi régulier d’un cours et
à son achèvement, reste une équation compliquée.
Si à la panique réactive
succède des questions structurantes, il n’en reste pas moins que certains
préfèrent l’action immédiate à de trop nombreuses interrogations. En Europe, le
Royaume-Uni, l’Espagne et l’Allemagne arrivent en tête sur le marché des MOOC
: Futurelearn, MiriadaX, OpenMooc, Iversity et Opencourseworld sont autant de
plateformes qui souhaitent concurrencer l’offre américaine le plus souvent à
partir de solutions logicielles « open source ». Notons la
performance d’Itypa (Internet Tout Y est Pour Apprendre), un MOOC conduit par
une petite équipe française de « bricoleurs » dynamiques et innovants
mais néanmoins isolés. L’École Polytechnique Fédérale de Lausanne tente, de son
côté, de créer les conditions d’une discussion européenne et d’une réponse
collective[9]
tout en plaçant ses propres cours sur la plateforme américaine Coursera. Ce qui compte avant tout, selon les
responsables de cette École, ce sont les contenus et la pédagogie centrée sur
l’apprenant plus que les plateformes. Il s’agit de placer la technique au
service de la pédagogie et non pas de la noyer dans des fonctionnalités
toujours plus nombreuses et complexes qui nécessitent parfois de se constituer
en un véritable « techno-pédagogue ».
Les
plateformes américaines placent-elles la pédagogie et l’apprenant au
cœur des usages ? Beaucoup affirment qu’elles
permettent juste de passer d’un auditoire de quelques centaines d’étudiants à
des dizaines de milliers. Certains cours ont même avoisiné plus de 100 000
inscrits. Mais un inscrit ne fait pas forcément un e-learner actif…Tout se
passe comme si, pour le moment, l’offre américaine se résumait à faire du
broadcasting de cours magistral avec un soupçon d’activité individuelle et
collective en ligne. Tout se passe comme si l’expérience consistait encore à
recevoir plus ou moins passivement des connaissances en provenance d’un « sachant »
qui les concentre. Dès lors quelles différences avec un cours en amphi ?
Bien maigres…
Pourtant
qu’attendent les étudiants d’aujourd’hui en France et ailleurs ? Pourquoi
certains, et ils sont nombreux, ne se rendent plus à l’université[10] ?
Des spécialistes disent que d’une part beaucoup d’étudiants travaillent tout en
poursuivant leurs études et que d’autre part ils disposent aujourd’hui de sources
d’information multiples notamment via le web. Pourquoi se déplacer quand
tout est à disposition à partir d’un ordinateur, d’un smart phone ou d’une
tablette ? Le modèle monomodal qui pose l’enseignant comme le seul détenteur et
pourvoyeur de savoirs et de connaissances est-il obsolète ? Son rôle
est-il remis en question ? Certains
osent l’avouer aujourd’hui, les étudiants peuvent à tout moment remettre en
cause les dires des enseignants : « Madame, sur Wikipedia ils
disent le contraire de ce que vous dites. Pouvez-vous nous dire pourquoi ? ».
Que faire ? Acquiescer et poursuivre ? Accepter et discuter ? Se
connecter soi-même pour vérifier en temps réel ? Vilipender
Wikipedia ? Interdire la connexion en amphi ? Non bien sûr. Car
comment arrêter le mouvement en cours ?
L’enjeu
est tout autre : il s’agit de repenser les modalités même du transfert des
savoirs et des connaissances voire de substituer au concept de connaissances celui
de compétences[11] .
Pour cela, il semble plus que nécessaire d’adopter résolument les technologies
de l’information et de la communication dans l’ingénierie pédagogique elle-même.
Car adopter, c’est faire sien, reconnaître comme sien, s’approprier et intégrer.
C’est faire beaucoup plus que de s’adapter. Ainsi l’idée serait de mettre des
« digital teachers » face à des « digital learners » et de concevoir
des processus d’apprentissage en ligne dignes de ce nom, plutôt que de faire du
copier/coller de ce qui se passe en amphi. De ce point de vue, si les
plateformes américaines fascinent, chacun peut en effet se demander
pourquoi ? A quelques exceptions près, les cours qu’elles diffusent
relèvent en effet d’une logique transmissive conventionnelle et font d’elles « des « Teaching Management
Système » centrés sur l’enseignant plus que des « Learning Management
System » centrés sur l’apprenant[12]».
Ainsi,
les MOOC outre atlantiques ne constituent pas une révolution. Les
MOOC, comme les attentes des étudiants d’aujourd’hui constituent à eux deux une
contingence récente majeure qui pose la question cruciale du changement, la
question d’un changement de paradigme pédagogique. Ce paradigme pourrait tourner autour du « social learning »
c’est-à-dire d’un e-learning qui serait plus social et qui donnerait davantage
de place, sa juste place, à la communauté des apprenants, capables de consommer
certes mais aussi de produire des savoirs, des connaissances et de développer
des compétences à partir de connexions multiples avec d’autres. Un
paradigme qui inverserait l’ordre actuel des choses : faire du e-learning
connectiviste à la maison et vivre des situations d’apprentissage applicatives à
l’université. On appelle cela la formation
hybride qu’elle soit initiale ou continue. Poussant la logique jusqu’au
bout on pourrait même envisager d’un tel paradigme qu’il supprime la
distinction entre formation initiale et formation continue et lui substitue la
vision intégrée d’un « apprentissage tout au long de la vie » selon
un continuum sans couture où le diplôme prendrait une place relative.
Mais si les étudiants
se mettent résolument à la formation à distance et ne viennent dans les
établissements que pour y effectuer des activités applicatives, que faire des
enseignants dispensant aujourd’hui des cours magistraux ? Quelle place et quel
rôle devront-ils jouer dans ce nouveau paradigme ? To be or not to be a teacher, telle est la question! Si l’enseignant,
habitué à être un « sachant » concentrant tous les savoirs, doit
admettre que ces savoirs sont en réalité à la fois distribués et rendus
disponibles à tout moment grâce aux terminaux connectés, aux réseaux sociaux et
aux différents services d’accès à des ressources pédagogiques qualifiées, libres
de droits et gratuites, comment peut-il s’adapter à cette situation ? En
quoi peut-il désormais être utile ? A bien des choses en réalité…Mais il
va lui falloir descendre de l’estrade.
On le sait, en effet, l’usage
des technologies de l’information et de la communication n’a pas que des
avantages. Bien qu’indéniablement et positivement « transformantes »,
elles constituent ce que la philosophie socratique nommait déjà, à propos de
l'avènement de l'écriture, un pharmakon,
c'est-à-dire un phénomène qui peut relever autant du remède que du poison. Et
d’ailleurs de quoi parle-t-on quand on évoque ces technologies de
l’information et de la communication ? Envoyer des textos, des mms, des
mails, jouer à des jeux en ligne, dire ce que l’on fait sur Facebook ou faire
de la messagerie instantanée et cela de manière parfois frénétique et addictive[13] ?
Est-ce cela les « digital natives » ? « Pas que je sache ! », affirme Véronique Saguez,
e-pédagogue. « Placez des digital
natives, des jeunes et des moins jeunes, devant un site de formation en ligne
avec pour consigne de lire tout ou partie des ressources pédagogiques, de faire
des recherches en ligne sur un sujet donné et de les partager avec d’autres
pour les enrichir et rendre un devoir collectif. Ils seront perdus et
demanderont sans cesse de l’aide », ajoute-t-elle. Être un e-learner autonome en lien avec
d’autres ne s’invente pas ! L’autonomie est un construit, ce n’est pas
un attribut dont chacun serait naturellement doté. Et ce construit dépend de
nombreux facteurs sociaux, économiques, culturels et psychiques : « les familles défavorisés privilégient
souvent l’obéissance à l’autonomie » déclare Christine Vaufrey[14].
Ainsi, les enseignants, dont
la mission première est de former des esprits critiques, des individus autonomes
et socialement intégrés, ont sans doute un rôle à jouer dans l’e-ingénierie
pédagogique. Mais il s’agit aussi et surtout d’accompagner les étudiants afin
qu’ils deviennent autonomes[15]
dans l’usage des technologies de l’information et de la communication et
puissent trier le bon grain de l’ivraie, transformer un poison potentiel –
faire du copier/coller à partir de Wikipedia - en un remède : vivre une réelle expérience numérique
d’apprentissage notamment à partir du foisonnement des savoirs académiques
et empiriques qui, on le voit tous les jours sur les réseaux sociaux, sont
distribués plus que concentrés. Mais
rien n’est aisé pour autant: les étudiants se trouvent en effet confrontés
à des environnements d’apprentissage complexes exigeant de nombreux efforts
pour coordonner efficacement leur travail à partir de multiples ressources et de
formats d’échanges en ligne différenciés[16].
Cette complexité peut susciter chez certains un sentiment d’inefficacité
personnelle voire un certain découragement. Ils ont donc besoin d’être soutenu
dans leurs pratiques afin d’apprendre à s’autoréguler et à maintenir ainsi engagement
et motivation. Cela suppose, bien entendu, que le corps enseignant lui-même
rattrape un retard considérable dans l’adoption des TICE[17]
et que, pour ce faire, il soit formé massivement afin d’offrir aux apprenants
les repères stables dont ils ont besoin pour apprendre à apprendre en ligne.
Que
dire enfin du rôle des enseignants dans les activités applicatives
présentielles ? Encore une fois il s’agit d’accompagner, de
stimuler les interactions, de faciliter les échanges et les apprentissages entre
pairs. Bref de passer du rôle de « sachant » à celui de « facilitateur »,
accompagnant une communauté d’apprenants dans l’expression, le partage et
l’enrichissement de compétences préexistantes. Avec un bénéfice en prime pour
les apprenants : le plaisir retrouvé d’acquérir des aptitudes concrètes, d’être
acteur de son propre processus d’apprentissage, de développer un « personnal
knowledge management » en étant soutenu, accompagné, encouragé, justement
encadré sur le chemin complexe qui mène à l’autonomie.
En définitive, si les MOOC
ne sont pas la révolution que certains condamnent ou que d’autres portent aux
nues, ils ont l’énorme avantage d’interroger les processus d’apprentissage dans
un monde où l’introduction des technologies de l’information et de la
communication constitue une transformation civilisationnelle majeure, au même
titre que le furent l’écriture et l’imprimerie. Cette transformation agit sur la société toute entière c'est-à-dire sur
les modalités d'organisation et de fonctionnement des acteurs qui la
constituent tant comme personne physique que morale. Ainsi est-ce
l'ensemble des dimensions psychiques, sociales, économiques, politiques,
techniques et bien entendu culturelles qui s'avèrent sollicitées dans l'usage,
ce qui n'est pas encore tout à fait l'adoption, de ces technologies. L'être
ensemble s'en trouve bouleversé. A l’Université, à l’École et partout ailleurs.
Thierry Curiale
[1]
Massive Open Online Courses.
[3]
Les conférences TED (Technology, Entertainment and Design), sont une série
internationale de conférences organisées par la fondation à but non lucratif Sapling
foundation. Cette fondation a été créée pour diffuser des ideas worth
spreading ou des idées qui valent la peine d'être diffusées.
[4]
http://en.wikipedia.org/wiki/Higher_education_bubble
[5]
http://www.crunchbase.com/company/coursera
[6]
http://www.letudiant.fr/educpros/actualite/e-learning-polytechnique-premiere-ecole-francaise-sur-coursera.html
[7]
Christine Vaufrey, e-pédagogue et rédactrice en Chef de Thot Cursus, au cours
d’une conférence qui s’est déroulée à l’Université Paris Dauphine le 4 juin
2013 sur le thème « Les MOOC et la formation continue ».
[8] En e-learning, et cela à
quelques exceptions notoires, on peut tabler que le taux d'abandon avoisine 50
à 80 % des inscrits (Gal, « La formation en ligne : les taux
d'abandon », 18 août 2008). De nombreuses autres sources attestent de
cette tendance sur une longue période notamment les chiffres que fournit Thot
Cursus.
[9]
L’EPFL a organisé les 6 et 7 juin 2013 un séminaire de préparation à un futur
sommet européen sur les MOOC prévu pour le dernier quadrimestre 2013.
[10] Fin 2012, en France, le chômage des moins de 25 ans
a atteint un pic historique de 25,7% (8% Allemagne, 60% en Grèce). Par
ailleurs, 3 étudiants sur 10 abandonnent leur cursus après une année à
l’université (parfois un mois suffit à les décourager). Enfin plus d’un tiers
des jeunes qui commencent une formation universitaire sortent sans diplôme.
(Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, avril 2013)
[11]
Rappelons tout de même que les compétences se divisent en quatre
catégories : savoir, savoir-faire, savoir être, savoir faire faire. Ainsi
les savoirs et les connaissances constituent la première des quatre catégories
de compétences.
[12]
Professeur Marcel Lebrun, conseiller en technologies de l’éducation et
Président du Consortium Claroline au cours d’un entretien avec Christophe
Batier, Directeur Technique de la plateforme Spiral connect.
[13] En
France, le taux de croissance d’achat de Ritaline a bondit de 70% au cours des
cinq dernières années. Or, on le sait, et ce qui se passe aux États-Unis en
atteste, cette substance réduit les effets d'un syndrome de déficit d'attention
avec hyperactivité dont sont atteints beaucoup de jeunes natifs du digital. Des
spécialistes affirment que leur attention est proprement siphonnée par l'usage
immodéré des multiples écrans qui les entourent : télévision bien sûr mais
aussi ordinateur, tablette et Smartphone dont l'usage se fait, dans les pays
développés comme émergents, de plus en plus jeune. Dès lors ils n’ont plus
d’attention disponible en classe et ils s’ennuient. Les enseignants ne savent
plus comment gérer ces enfants à la fois inattentifs et hyperactifs : ils
semblent « surfer » et « zapper » en permanence. Mais un
nombre non négligeable de jeunes et d’adultes se trouvent de même en situation
de dépendance à l’égard des machines connectées qui les entourent et auraient
bien besoin d’aide pour en effectuer un usage juste et vertueux (Cf. les travaux
de Bernard Stiegler sur cette question).
[14]
Ibidem.
[15]
« Il est souvent avancé que la
capacité à travailler seul de façon indépendante est cruciale pour réussir dans
un dispositif de type formation à distance dans la mesure ou l’apprenant a
pleinement en charge la responsabilité du processus d’apprentissage. » Laurent
Cosnefroy, Autonomie et formation à distance, ENS Lyon.
[17]
Technologie de l’Information et de la Communication appliquée à l’Education.